Si à nouveau je laisse courir mes doigts crochus et osseux sur le clavier de ma petite bestiole, ça n'est pas, miracle, que votre serviteur en a fini avec sa dépression chronique et progressive et, en un claquement de doigt, s'est transformé en oeillet du Yamato, non, loin de là. C'est que, me repliant depuis de mois, des années, de plus en plus profondément dans les ténèbres fangeuses de ma bile noire, j'ai fini par toucher le fond et entreprendre vaillamment, avec un nekketsu digne de Seiya face à son 82ème escalier de quelques 200 marches de marbre, de creuser ma tombe. Le moment d'y sauter arrivant, je me suis dit que je ne pouvais décemment pas tirer ma révérence sans aller voir l'adaptation burtonienne des aventures de notre loli préférée d'Alice, je me suis donc précipitée non pas au royaume d'Hadès (qui pourtant est plutôt beau gosse, mais il ne perd rien pour attendre) mais dans le terrier du lapin blanc.
Mes attentes n'étaient pas bien hautes, certes, c'est Burton, oui, avec LE sujet onirico-obsessivo-symbolico-perv par excellence, mais c'était surtout produit par Disney... Je m'attendais donc surtout à quelque chose de beau, de léché, d'esthétique. Je n'ai pas été déçue, mais alors pas du tout. Ce film est une splendeur! J'espère ne pas me tromper en affirmant avoir reconnu, lors de la scène mondaine, un manoir du Kent où vécut Jane Austen et que j'avais eu le bonheur de visiter il y a bien longtemps, peut être est-ce parce que le parcourant, je me plaisais à imaginer toutes sortes et créatures et précisément le lapin blanc carollien dans les différents jardins ou je crois que le début et la fin du film ont été tournés. L'IRL est beau, mais que dire de Wonderland! Dès que l'on pénètre dans la forêt, bing, les arbres, signés Burton, petit sourire intérieur, aaah cette végétation qui a elle seule recrée tout l'univers onirique et obsessif propre à l'oeuvre originale! Bon, soyons clairs, la 3D n'apporte pas grand chose, on peut s'en passer. Point de vue architectural, les deux châteaux sont beaucoup trop disneyformes, c'est vraiment dommage, mais le génie de Burton parvient à grands renforts d'éclairages à rendre celui de la Reine Rouge semblable à Minas Morgul, et ça claque! D'ailleurs, son espèce de gros zoziau d'attaque m'a fait illico songer aux montures des Nazguls (le cri surtout), et tant que nous sommes dans les oiseaux, le dodo a vraiment une tronche de chocobo! Esthétiquement parlant, j'ai l'impression que le Seigneur des Anneaux est une source d'inspiration assez constante: outre les deux exemples précédents, la scène où la Reine Rouge prend le pouvoir et chasse la Reine Blanche ressemble assez au sac de la Comtée, surtout à cause de l'atmosphère de fête y régnant auparavant, la Reine Blanche fait assez galadriellienne (en plus tarte), mais bon, une dame blanche, aussi, c'était courru d'avance... mais le top du top est la bataille finale! Le duel Alice vs le Jabberwocky (qui en tient une sacré couche dans le genre nazgulien), la ruine sur laquelle ils montent est mont ventesque en diable, et surtout, une guerrière blonde en armure qui zigouille un gros bestiau noir ailé, ça ne vous dit rien, à vous? Mais QUI irait se plaindre de ces références? A noter que pour cette scène, nous (oui, j'ai des amis, je ne vais pas au cinoche toute seule, tout ça...) avons songé à Hilde de Soul Calibur (surtout qu'à un certain moment, le décor faisait VRAIMENT arène!) et saint Michel terrassant le dragon (le moment du coup fatal est très très très épique!!! superbes images!!!) également (pour ma part, j'aime bien voir des créatures à caractère angélique fondre de haut sur leur proie et les achever d'un gros coup d'épée, mais c'est une obsession personnelle...). Et voilà pour l'esthétique, je vous ai déjà spoilé la moitié du film, je vous laisse découvrir le reste.
Passons au jeu d'acteurs. Comme on pouvait s'y attendre, Johnny Depp et Helena Bonham Carter se distinguent clairement du reste. Bon, pour Depp, le rôle de fou pervers charismatique n'est pas vraiment une découverte, mais à chaque fois il invente une nouvelle façon de le jouer, donc chapeau bas, c'est le cas de le dire (par contre, la danse à la fin sent son disney à plein nez « tiens, on va mettre un truc super moderne et super anachronique sans rapport avec rien avec une choré inspirée par je ne sais quel danseur/euse de pop de merde qui va faire fureur sur les cours de récré » c'est assez difficilement supportable). Pour ce qui est de miss Bonham Carter, elle est monstrueusement attachante avec son jeu de regards en coulisse, donnant à son rôle toute l'ambiguïté que nous développerons après. Le reste est assez médiocre... Mentions spéciales au chat et à la souris: le Cheshire Cat est vraiment bien fait, adorable, drôle sans être grotesque, séducteur à sa féline manière et la petite souris de la théière qui est une guerrière redoutable est joue souvent le rôle clef dans les batailles est culte!!!
Mais le plus grand trait de génie de ce film ne se trouve pas, à mon sens, du côté de la trouvaille esthétique: tout cela est très beau mais très traditionnel, mais bien du côté de l'interprétation tout en subtilité de cette « guerre des deux roses » qu'est la lutte fratricide entre les Reines Blanche et Rouge. C'est là où Burton se montre génial: il n'assène aucune morale mais parsème son oeuvre d'indices parfois assez flagrants pour une conscience adulte mais que les enfants les plus jeunes pourront ignorer pour savourer un film innocent et agréable. Le premier sentiment que j'ai eu fut de la sympathie pour la Reine Rouge, non, pas à cause de ma propention à prendre systématiquement le parti des méchants, mais bien parce que je pense que c'est ainsi qu'a voulu la représenter le réalisateur: vive, excentrique, amoureuse, colérique mais surtout profondément fragile et blessée, et tout cela prend sens dès que nous découvrons la Reine Blanche, magnifique (les goths ne vont plus se tenir, attention magasins des Halles: white is the new black!), séductrice, entourée de fidèles sincères et surtout insupportablement creuse, superficielle, morte! Enfin, cet antagonisme cristalisé lors de la bataille finale m'a arraché un cri: Marie Stuart (aucun rapport avec la guerre des deux roses, n'allez pas tout confondre hein, on dirait encore que c'est de ma faute!) avec Marie Stuart en reine blanche et Elizabeth en reine rouge. Mais développons cet antagonisme et l'étrange choix que fait Alice plus en avant, dans l'ordre où j'en ai pris conscience.
La vie et la mort, tout d'abord. C'est d'abord la vie débordante, bouillonnante, de la Reine Rouge qui nous frappe, symbolisée d'abord par sa couleur, mais aussi par son rôle de « dame de coeur »: j'avoue que je peux sembler un peu dingotte de psychoter là dessus en pleine séance de cinéma, mais elle m'a semblé symboliser l'eros, la pulsion de vie, voire même la volonté de puissance nietzschéenne, cette vie, cette passion qui ne va pas sans violence, sans folie (dionysiaque) sans grotesque. Ici, la vie est quelque chose de monstrueux, de séduisant, d'ardent, de fou, de tyrannique, de cruel, une énergie qui fait peur, qui envahit, qui livre bataille, et qu'Alice va fuir, se rangeant du côté de la Reine Blanche, alias Thanatos.
Cet aspect morbide de la Reine Blanche (ou plutôt Dame Blanche?) m'a frappé dès sa première apparition, et cette polarité est toujours plus accentuée alors que le film progresse: elle est la reine de ce qui ne bouge pas, de l'immuable, du sans vie, son palais ne s'appelle-t-il pas Marmoria? Les marbres du tombeau... Elle le dit elle même, en plongeant des doigts de cadavre dans sa potion de sorcière « j'ai laissé à ma soeur le règne sur les êtres vivants » (je ne sais plus si ce sont les mots exacts) on ne peut être plus clair: elle règne, elle, sur l'empire des choses mortes, de la beauté éternellement figée. Sa couleur est un indice: en Asie et dans les cours européennes, le blanc est la couleur du deuil, que ce soit le linceul ou le deuil des reines et princesses, son teint livide, ses lèvres noires en sont un autre, encore plus frappant. Enfin, qui donc est l'antagoniste de la Dame de Coeur si ce n'est la Dame de Pique? Sa gestuelle encore offre un indice: elle ne touche à rien, gardant le mains hautes, sans agir, séduisant pour qu'on agisse à sa place, elle n'a aucune vie.
Nous avons donc une reine de sang face à une reine de glace, la vie dans son tourbillon monstreux, l'eros comme un grand bébé capricieux face à la mort dans sa beauté figée, thanatos comme une idole fascinante. Et c'est là que Burton est à la fois subversif au sein d'un film Disney (faut le faire! Chapeau, bis!) et colle à ma, à notre génération (bon, ok, si je me mets à faire le portrait de « notre génération » comme ayant perdu son énergie vitale, refusant toute tension et n'aspirant qu'au calme dans le froid giron de notre mère la Mort, comme coupée de la racine bouillante et combative de la vie, alors que moi même m'abîme néo-romantiquement dans la contemplation de Thanatos avant de faire des pompes en fundoshi sur du Wagner, je vais me faire arrêter par la police nippone des gros clichés bien massifs avant même d'avoir eu le temps de me faire seppuku, ça serait con ça...(je rêve ou j'ai écrit « gros cliché bien massif » haha, t'as vu comme il est bien massif, mon gros cliché? Bon, j'arrête...)) car c'est bien la Dame Blanche qu'Alice décide de servir, plutôt qu'une Reine Rouge effrayante d'énergie. La beauté, la distinction, le doux apaisement dans les bras cadavériques de la Dame de Pique, tel est le choix d'Alice...
J'y ai ensuite vu un aspect historique, comme un jugement, plus moral cette fois, contre la diabolisation de l'ennemi et le manichéisme en général. En effet, si l'on juge leur situation d'un oeil extérieur, aucune des deux reines n'est préférable à l'autre: l'une a exclu l'autre de l'affection de ses parents, a séduit tous ses soutiens pour les attirer dans son camp, et entends bien priver sa soeur aînée, régnant donc de plein droit, de son pouvoir, l'autre s'accroche à sa couronne par la tyrannie la plus odieuse, fait régner la terreur pour se donner l'illusion d'une popularité. Lors de la scène finale, le désespoir de la Reine Rouge, sa souffrance est flagrante (elle est la seule des deux qui puisse souffrir et aimer, elle donne amour et terreur, la Dame Blanche elle, ne donne rien, elle prend, encore une pierre pour le dualisme eros/thanatos) alors qu'elle perd tout, face au tyran haï enfin terrassé, la Reine Blanche se donne le luxe de la magnanimité, pas d'exécution physique, mais la condamnation morale, la diabolisation. Cela m'a étonnamment rappelé le « vae victis » des Américains lors de la seconde guerre mondiale et des toutes celles qu'ils ont mené par la suite (guerre froide, Vietnam, Golfe, Afghanistan, Irak...): non, nous ne vous exterminerons pas, nous sommes tellement au dessus de ça, nous allons démocratiquement nous offrir le luxe d'à la place de D.ieu, que naturellement, nous représentons, vous condamner, démons, à l'enfer de l'infréquentabilité morale. C'est sans doute une interprétation très personnelle, mais il n'est pas entièrement absurde que Burton ait voulu donner une pichenette au manichéisme américain, le faire, si telle est réellement son intention, dans un film Disney, c'est du génie pur!
Je ne me relis parce que j'ai l'impression qu'avec mes élucubrations, je pourrais concurrencer sévèrement le Chapelier Fou ^^ on garde toutes les phôtes d'aurtohgrafe, ça fait plus authentique... A je ne sais pas trop quand mes petites chauves-souris, si je suis encore de ce monde!
PS: ayant posté cet article sur FesseBouc, une amie m'a répondu grâce à un élément de critique particulièrement pertinant, non pas historiquement mais politiquement, à propos du machiavélisme politique de la Reine Blanche et de la possible analyse dictature vs démocratie... il faudra que je lui demande la permission avant de reproduire ici ses propos, et en attendant, bien que cela soit peu compréhensible en l'absence de son analyse, voici ma réponse:
"j'aime beaucoup l'idée de complémentarité entre les comportements d'Alice avec les deux reines, le trop plein et le trop vide! Si on va dans le machiavélisme, ne pourrait-on pas dire qu'Alice n'est pas plus libre chez la Reine Blanche? Cette dernière fait mine de la laisser seule maîtresse de ses actes (avec une voix qui pue l'hypocrisie) tandis que la pression non dite ne lui laisse qu'un choix: zigouiller cette putain de bestiole, elle ne pouvait rien faire d'autre sous peine de se prendre la sanction morale de tout le monde en pleine poire. C'est pour ça que j'aime bcp ton analyse démocratie/dictature que je n'avais pas poussé à ce point (j'étais restée coincée dans la vision historique): la dictature t'impose ta passivité par la violence, la "démocratie" t'impose ton action par le "politiquement correct" qui est cette pression muette liée à la "sanction morale"... c'est assez désespérant, en effet..."